Un repas pris ensemble, au sein d’une famille, est avant tout un signe de pauvreté ou de richesse, le symbole d’une union entre membres appartenant à plusieurs générations. C’est aussi une occasion d’échange et de transmission des informations des uns et des autres. Il n’est pas normal qu’un élément de la famille garde le silence à propos d’une nouvelle à diffuser par devoir ou n’écoute pas d’oreille attentive ce qui se dit autour de lui.
Le repas familial d’autrefois
Il faut rappeler d’abord que dans la famille traditionnelle, les hommes et les femmes ne mangeaient pas ensemble, ni en même temps. Les sujets de discussion n’étaient pas non plus les mêmes entre hommes et femmes. Le repas de midi était généralement pris en coup de vent, surtout en période de travail. C’est au dîner qu’on abordait les sujets qui méritaient d’être passés en revue : fâcherie, conflit entre familles, jalousie, escroquerie, partage inéquitable ; des sujets d’histoires de village qui alimentaient les discussions en excitant l’appétit.
La famille vivant sous l’autorité d’un patriarche avait plus d’inconvénients que d’avantages. Lorsqu’il y avait plusieurs couples, un roulement était imposé aux femmes pour s’occuper uniquement de cuisine et de vaisselle. Malheur à celle qui ne savait pas cuisiner ! Elle était l’objet de critiques interminables. Pour peu que son mari fût faible ou laxiste, on la blâmait sans cesse pour son couscous immangeable parce qu’il était trop gros ou que le bouillon n’avait aucune saveur, que la dame n’avait pas su l’assaisonner. Ce qui explique la compétition qui s’installait d’elle-même, c’était l’effort que devait faire chaque partie prenante à la cuisine pour être reconnue comme la meilleure, se faire passer pour la ménagère la plus habile et devenir en tant que telle un sujet de discussion pouvant l’honorer et honorer les siens.
C’est pendant le repas, du soir surtout, que nouvelles, anecdotes, conseils se transmettent entre frères, jeunes et vieux. Tout en mangeant, on se confie aux siens à propos d’une proposition faite par quelqu’un, on fait part d’un refus opposé par une personne sur qui on avait compté pour réaliser un projet.
Le repas du soir réunissait également tout le monde pour manger et débattre d’une position à adopter pour régler un problème de famille exigeant une réelle concertation. Un dicton populaire énoncé métaphoriquement et en rapport avec le repas familial, revient souvent sous la forme : «Un plat pour lequel tout le monde a été d’accord a meilleur goût» pour signifier qu’une décision réfléchie prise d’un commun accord est toujours bonne.
Le coin de la cheminée est aussi un lieu de transmission des secrets de famille et des valeurs culturelles. C’est la première école qui enseigne les traditions culturelles héritées des ancêtres à tous les jeunes. Les principes de conduite perpétrés depuis les ancêtres s’acquièrent par le contact direct autour d’un plat de couscous.
Mais le repas familial n’est pas toujours un moment pour comploter, discuter sérieusement sur une décision à prendre, répondre à une provocation ? Si les parents ont le sens des responsabilités familiales, ils peuvent faire preuve d’une sévérité qui n’exclue pas les sentiments affectueux. Au lieu de manger dans le silence et la froideur dus à des caractères irascibles, nerveux, on crée sans être laxiste le plaisir de se mettre à table pour rire à gorge déployée, parler, faire le pitre.
Généralement ceux qui parlent ou font parler autour du repas familial, font au fil du temps un entraînement à l’expression orale. La meilleure des qualités que des parents, conscients des dangers de la société, doivent inculquer à leurs enfants c’est bien l’art de bien parler impliquant toutes les qualités langagières et morales.
La vie était fondée sur des impératifs rigides : s’attacher à la famille, défendre son honneur, être solidaire, ne pas divulguer les secrets de famille sous peine de scandale aux conséquences imprévisibles. Cela s’est produit un jour au cours d’un repas du soir. Le père de famille n’arrivait pas à maîtriser sa colère, puisqu’elle l’a conduit à aller remuer de la merde avec ses pieds ; ils revint chez lui avec une forte odeur d’excréments qui avait fait fuir tout le monde. Il s’était emporté au point de perdre la raison sous le prétexte que son fils avait eu la maladresse de divulguer quelques secrets de famille à des gens qui lui étaient antipathiques. La société traditionnelle, en voie de disparition, a été marquée par une vie dure, des traditions pas toujours accommodantes. Toute faute commise et toute maladresse ne pouvaient être pardonnées. Il arrivait même que l’on accusât une femme de n’avoir pas su apprêter un repas dans les temps et avec des ustensiles défectueux et fragiles.
On raconte qu’une mère venait d’achever la préparation d’un repas de famille cuit sur un feu de bois comme cela se faisait en ces temps-là. Mais au moment où elle avait soulevé la marmite en terre, le fond s’est détaché et tout le bouillon tomba dans le kanoun en soulevant un épais nuage de cendre. Heureusement que des voisines charitables vinrent la secourir après qu’elles eurent entendu ses cris de détresse. Certaines lui apportèrent même un bouillon pour remplacer le sien et donner l’impression que rien ne s’était passé. Il fut un temps où pour un repas de famille, tout le monde devait être présent. Tout retard devant le grand plat pouvait être considéré comme un manquement grave à la règle. Cela est arrivé à un jeune homme à qui son père avait dit de retourner à l’endroit d’où il était venu, sous l’effet d’une grande colère. Ce que le fils fit sans dire un mot, le visage tout rouge de honte. Il était arrivé avec un quart d’heure de retard.
On ne peut pas terminer sur le repas familial dans les grandes familles patriarcales d’antan sans évoquer un petit enfant d’il y a une cinquantaine d’années et qui disait à des amis qui leur rendaient visite que les rôles sont bien répartis dans la famille. Son oncle, le plus jeune, s’occupait de la vente de leurs marchandises à Alger ; son deuxième oncle était chargé de faire des achats au marché hebdomadaire ; quant à son père, il s’occupait de la distribution des morceaux de viande, pendant les repas. Ces paroles, qui avaient provoqué un rire général, donnaient à voir une image de l’organisation de la famille.
On ne sait pas si cela mérite d’en parler tant il n’existe plus. Aujourd’hui, chacun mange ce qu’il veut, à l’heure qui lui convient. Il n’y a plus de repas de midi ou du soir qui rassemble toute la famille autour des mêmes grands plats.
Même si les vieux s’attachent aux bonnes vieilles habitudes, leurs enfants, en revanche, mangent tout ce qui se prépare sur les voies publiques, souvent très mauvais pour la santé : garantita, pizza, frites cuites dans des conditions souvent douteuses et contraires aux règles d’hygiène élémentaire.
Jusqu’à aujourd’hui, certains parents, fidèles aux bonnes vieilles habitudes, ne comprennent pas pourquoi leurs enfants ne se mettent plus à table pour déjeuner comme dans l’ancien temps. «Je trouve anormal, dit une vieille croulante, que mon fils ne rentre pas pour déjeuner. Il ne prend rien depuis le café du matin, jusqu’à la fin de sa journée de travail.»