Mort d'Henri Salvador
Le lion est mort ce matin
Henri Salvador s'est éteint ce matin à son domicile parisien suite à une rupture d'anévrisme. Il aurait pu n’être, pour la postérité, que l’amuseur du Travail c’est la santé et de Zorro est arrivé. D’ailleurs, il avait pris sa retraite, fâché avec les maisons de disques, le "métier" et peut-être même le public. Mais, par la grâce miraculeuse d’un disque sorti à l’âge de quatre-vingt-trois ans, il obtient plus que ce qu’il avait moissonné au cours d’une carrière qui comptait pourtant déjà parmi les plus longues et fructueuses de la chanson française. C’est en patriarche comblé qu’il disparaît, aimé de plusieurs générations de public et salué par la profession unanime.
Sa longue histoire commence au 19, rue de la Liberté, à Cayenne, le 18 juillet 1917. Ses parents sont guadeloupéens : son père, Clovis, est d'origine espagnole, et sa mère, Antonine Paterne, fille d'une indienne caraïbe. Mélange d’origines mais foi absolue en la République dans cette famille de fonctionnaire des impôts. Papa joue du violon. "Pas très bien. Mais quand je lui ai demandé de m’apprendre, il m'a dit que j’apprendrais quand je travaillerais bien à l’école. Alors comme je n’étais pas très bon, je n’y ai pas eu droit. Autrement, je suis sûr que j’aurais été un virtuose." Tant pis : il apprend la guitare en autodidacte. A sept ans, il arrive à Paris avec toute sa famille. Emerveillements de gamin et surtout la découverte du spectacle : ses parents lui offrent tous les dimanche une matinée à la Comédie française ou au cirque Médrano. "C'est comme ça que j'ai découvert un clown formidable, qui s'appelait Rhum. Je riais tellement qu’il m’a fait venir un jour dans sa loge et qu’il m'a dit : C’est bon d’avoir ton rire dans la salle, il entraîne les autres. Eh bien tu viendras à l'œil tous les dimanches. Après, il m’a appris des gags et c'est comme ça que j'ai commencé à aimer ce métier. "
En même temps qu’il tombe amoureux du jazz qui débarque alors en France, il trouve ses premiers engagements d’artiste, avec de petits intermèdes comiques dans des cabarets alors qu’il a seize ans. Il devient un excellent guitariste, mais apprend aussi le violon et la trompette. A dix-huit ans, il fait partie du groupe résident du Jimmy’s Bar, lieu le plus prestigieux de la nuit parisienne. Django Reinhardt, qui est déjà reconnu comme le plus grand virtuose de la guitare swing, l’engage dans son groupe. Puis il devient le guitariste d’Eddie South, violoniste jazz américain.
Au milieu de cette ascension survient le service militaire. Dans une caserne d’infanterie ordinaire, le soldat Salvador découvre le racisme ordinaire, qu’il apprend à déjouer par le sourire. On le verra d’ailleurs faire preuve de la même attitude, plus de soixante ans plus tard, à la mort d’un grand chanteur de sa génération, à qui il rendra un hommage sans aspérité au micro des radios, après que celui-ci ne l’eut désigné pendant des lustres que sous le nom du "petit nègre".
La guerre venue, il fera tout pour éviter de se retrouver sous l’uniforme, ce qui l’amène brièvement en prison à Marseille, où il bénéficie de la protection du caïd Carbonne (le modèle du film Borsalino). Ray Ventura l’embauche comme musicien fantaisiste dans son orchestre mais, sentant que la zone libre ne le restera pas longtemps, le patron des Collégiens saute sur l’occasion d’une tournée en Amérique du Sud pour quitter l’Europe en guerre. A Noël 1941, ils sont à Rio de Janeiro où Salvador devient la vedette de l’orchestre de Ventura. Puis, comme ses camarades se préparent à partir aux Etats-Unis, il se voit proposer un contrat de tête d’affiche au Brésil. Il devient une star en quelques mois, mélangeant chanson et comique, brésilien, français et anglais, mais se fait escroquer sur le montant des cachets. "J’ai fait toute la tournée des casinos avec un succès énorme et j’étais obligé de voler des bouteilles de Coca et de les vendre quarante centavos pour avoir de quoi me payer un sandwich. Jean Sablon aussi était en tournée et je n’osais pas aller le trouver pour lui demander un peu de fric. Il n’aurait jamais cru que je dérouillais autant avec un tel succès. Un jour, j’ai enfin reçu le télégramme de Ventura qui m’a dit : "On remonte l’orchestre à Paris." Je suis reparti illico."
La France a été libérée et Salvador se lance dans un maelström de succès. En 1947, il sort son premier disque, Maladie d’amour (qui deviendra un succès mondial), puis, très vite, Salvador s’amuse – trois minutes de son rire si reconnaissable, numéro qu’il va enregistrer et présenter sur scène pendant toute sa carrière. En 1948, c’est l’opérette Le Chevalier Bayard avec Yves Montand et Ludmilla Tcherina. En 1949, il partage l’affiche de l’ABC avec Mistinguett dans la revue Paris s’amuse et sort Le Loup, la Biche et le Chevalier (une chanson douce). C’est à ce moment, aussi, qu’il rencontre Boris Vian, avec qui il écrira nombre de succès et qui sera son complice en canulars.
Sa carrière alterne chansons douces et chansons drôles, accumulant un nombre de tubes énorme : Dans mon île (1958), Faut Rigoler (1960), Le Lion est mort ce soir (1962), Minnie petite souris (1963), Syracuse, Count Basie et Zorro est arrivé (1964), Le travail c'est la santé (1965)… En 1968, il devient une vedette de la télévision avec ses "Salves d’or" puis ses "Dimanche Salvador" dans lesquels il présente ses propres chansons et sketches, mais aussi le ban et l’arrière-ban des variétés françaises.
Il a atteint une manière d’âge classique de son art : des chansons drôles ou destinées au jeune public en face A, des compositions jazz ou inspirées du Brésil en face B – pour son propre plaisir. Le personnage est lui-même un mélange de bonhomie et de rouerie, de naïveté affichée et d’un solide sens des affaires. L’amuseur compte parmi les premiers artistes à créer un label (les disques Rigolo, en 1964), le crooner d’origine antillaise devra affronter de longues poursuites pour avoir signé de son nom le standard Maladie d’amour…
Peu à peu, il perd pied par rapport à l’actualité musicale et ne conquiert plus les jeunes générations. Avec l’album Monsieur Henri, en 1995, la retraite s’annonce. Il reçoit un prix d’honneur spécial pour l’ensemble de son œuvre aux Victoires de la musique 1996, avec sur scène un duo avec Ray Charles sur Blues du dentiste. Mais, pour ses quatre-vingt ans en 1997, ce ne sont pas moins de quatorze compilations qui paraissent. Et il annonce la commercialisation d’un modèle de boules de pétanque de sa conception…
C’est alors que Marc Domenico, directeur artistique, lui propose d’enregistrer le disque de ses rêves. Salvador confesse volontiers qu’il "n’écoute que Nat King Cole et Frank Sinatra. King Cole pour le souffle et Sinatra pour la diction, la mise en place." Et il ajoute que, si on lui demande son avis, il n’y aura aucune blague ni aucun calembour sur son disque. Ce sera Chambre avec vue – un miracle. Au générique, Keren Ann, jeune auteur-compositeur-interprète, et son éphémère alter ego, Benjamin Biolay, ainsi qu’Art Mengo, Marc Estève et quelques autres jeunes gens élevés dans Joao Gilberto, Chet Baker, Fred Astaire... et Salvador lui-même. En cerise sur le gâteau, un duo écrit et chanté avec Françoise Hardy, Le Fou de la reine.
Le disque s’envole : plus d’un million d’exemplaires, un score inédit pour Salvador, malgré l’énormité de ses succès des années 1960. Les honneurs alors déferlent : victoires de la musique, décorations officielles remises par les plus hautes autorités de l’Etat, hommages de la profession, "unes" de magazines, tournée triomphale, foules idolâtres des grands festivals d’été, des Vieilles Charrues au Paléofestival de Nyon… Et lui savoure… Il continue à enregistrer et à tourner, répétant partout et toujours son credo d’amoureux du jazz et de la chanson sentimentale. A quatre-vingt-sept ans, son planning de concerts est établi pour trois ans ! Il est devenu une exception à toutes les règles du show business, une fontaine de jouvence même pour ses cadets, un monument national. Un aîné rieur et tendre, preuve que le miracle du sourire existe
Source RFI Musique
Le Pèlerin