rrivés en France dans les années cinquante et soixante pour les "grands travaux", ces immigrés venus en majorité du Maghreb, cherchent toujours leurs repères entre la France et leur pays d'origine. Le café Ayyem Zamen, dans le XXe à Paris, tente d'accompagner une génération souvent oubliée, et plus encore à l'heure de la retraite. En ouvrant la porte, on pourrait presque s'y méprendre, pensant franchir le seuil d'un bistrot lambda de Belleville. Le traditionnel comptoir, les tables sur lesquelles deux ou trois journaux traînent au hasard et, évidemment, sa fréquentation à l'image de ce quartier populaire de l'Est parisien. Mais le tableau est finalement trompeur. Avec ses couleurs chaudes et chatoyantes, sa propreté impeccable, et ses commodes disposées le long des murs, ce lieu spacieux n'a rien d'anodin.
Au fond de la salle, six hommes, patiemment assis dans des canapés et sur des coussins posés sur des bancs, attendent qu'on leur serve un thé. Ils ont en commun leur vieillesse, leurs origines maghrébines et leurs silhouettes discrètes. Papier à la main, l'un d'eux semble éprouver des difficultés à la lecture d'un document.
André Lefebvre, serveur et membre actif du café, interpelle Abdallah : "Je vais vous aider. Laissez-moi regarder (?) C'est un prospectus pour des actions politiques qui sont faites en France et dont l'objectif est de donner le droit de vote aux étrangers (...) Vous avez compris ?" L'homme acquiesce sans convictions et répond : "On a le droit de voter alors ?" André Lefebvre préfère jouer la provocation, un brin amusé. "Non. Ça fait vingt-cinq ans que l'on en parle, mais toujours rien ! Vous avez le droit d'espérer, par contre... " Deux ou trois sourires se dessinent. Comme ses cinq compères d'un jour, Abdallah est un travailleur immigré de la première heure, venu en France à l'époque des "Trente Glorieuses" et du plein emploi.
Dans un français approximatif, ce Tunisien de soixante-sept ans explique qu'il a oeuvré dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt et à l'édification de la Maison de la Radio.
Son voyage en France devait lui permettre provisoirement de fuir "la misère" en Tunisie. Et puis, d'année en année, il n'a cessé de sillonner l'hexagone pour travailler afin de nourrir femme et enfants restés au pays. Il ne pensait certainement pas prolonger l'expérience aussi longtemps.
Regard sombre et visage creusé, Abdallah porte les stigmates d?une vie de labeur marquée par la souffrance, l'isolement et la précarité. Désormais, il est devenu très difficile de rejoindre la Tunisie pour apaiser le quotidien. Un retour serait synonyme de perte des droits sociaux (retraite, assurance-maladie, etc.). De faibles ressources qui permettent encore aux enfants d'aller à l'école là-bas, mais qui imposent une vie trop modeste en France où Abdallah est reclus dans une chambre de bonne exiguë.
Difficile également de revenir pour toujours dans un pays où il faut tout reconstruire. "Je n'ai plus d'amis en Tunisie". Sans aucun port d'attache, c'est un exil dans l'exil pour ce déraciné. Ce café social est avant tout un espace de "sociabilité", où l'abandon n'a pas sa place. L'équipe est composée de cinq personnes, parmi lesquelles une assistante sociale qui informe sur l'accès aux droits et les démarches administratives. Tous les jours, les rendez-vous se suivent et se ressemblent : on vient demander de l'aide pour sa retraite, son RMI ou encore ses problèmes de logement. "Très souvent, ils viennent nous voir car leur propriétaire leur exige de quitter rapidement les lieux. On les pousse vers la sortie car ils sont victimes de la pression immobilière actuelle à Paris. Un comble pour ceux qui ont mis un toit sur la France et qui se retrouvent sans toit", déplore Moncef Labidi.
Ayyem Zamen n'est pas qu'un guichet social, mais bien un lieu d'écoute, de rencontre et de convivialité pour permettre aux chibanis de retrouver une dignité perdue. "C'est une véritable injustice. On leur indique le chemin du retour alors qu'on oublie tout ce qu'ils ont apporté à la France. Et c'est pour cette raison que je souhaite adoucir leur vieillesse, les faire sortir de la solitude et de l'oubli." Un salon de thé, des activités de jardinage, des ateliers de cinéma ou de photos, mais aussi des sorties culturelles ont donc une vocation toute trouvée. Sans oublier les nombreuses animations de sensibilisation aux ennuis de santé. Un luxe pour ces ex-travailleurs de force, constamment affectés par des maladies bien spécifiques à leurs anciens métiers (diabète, rhumatisme, arthrose, etc.).
Ce café social, unique en son genre, n'est qu'une fenêtre de tir sur des problématiques, comme aime le répéter Moncef Labidi. Et il ne souhaite surtout pas décliner le concept dans un futur proche ou lointain, sa seule préoccupation, "c'est qu'on leur reconnaisse la légitimité de pouvoir vieillir ici jusqu'à la fin de leur vie." L'association Ayyem Zamen |