Les années se suivent et se ressemblent.
Il ne se passe pas une semaine, un mois, une saison sans que l’on connaisse une pénurie. Aujourd’hui, c’est celle du lait avec un problème de poudre qu’on nous jette aux yeux pour qu’on ne voie pas ce qui se trame autour de cet aliment vital.
Les longues chaînes d’attente devant les épiceries nous replongent dans un passé qu’on croyait révolu.
Et il s’avère que même à l’ère de la mondialisation, les pénuries collent à la peau de notre quotidien.
Les premières distorsions
Au lendemain de l’Indépendance, des pénuries stratégiques liées à un mode de gestion spécifique étaient encore aggravées, sur le terrain, par la spéculation.
Nous avons tous, un jour ou l’autre, souffert d’une pénurie. Nous les avons toutes gardées en mémoire et prétendre le contraire serait une aberration. Notre pays serait-il frappé de fatalité ou pire de malédiction ? La question mérite d’être posée. La réponse est bien évidemment non. Mais à bien y réfléchir, plutôt oui si l’on considère la politique mise en place, responsable directement ou indirectement de cette distorsion.
Au lendemain de l’Indépendance, tout était à refaire et avec très peu de moyens. Le système socialiste adopté alors tambour battant et qui devait nous sortir de la «mouise» coloniale s’avérera, à l’épreuve du temps, un frein à notre décollage économique. Les importations se feront au compte-gouttes au vu de nos maigres moyens financiers, d’autant que l’exploitation de nos richesses minières, du pétrole entre autres, était encore à ses premiers balbutiements. Résultat immédiat : on manquait de tout et pour être plus précis, il n’y en avait pas assez pour tout le monde.
Les premières pénuries ont commencé à surgir avec tout ce qu’elles ont engendré comme réflexes de débrouille. Ce sera pour un temps le sport national. A l’époque, la distribution était aléatoire et ne tenait compte ni des capacités de stockage, ni des besoins réels de consommation, encore moins des capacités de transport. On imagine aisément le calvaire vécu.
Pis encore, aucun filet de sécurité n’était prévu pour assurer l’approvisionnement en produits de première nécessité, en cas de fluctuation ou de hausse des prix sur les marchés internationaux.
Ces pénuries stratégiques liées à un mode de gestion spécifique étaient encore aggravées sur le terrain par la spéculation. Plus le produit était difficile à trouver, plus il devenait rare car stocké dans des dépôts, et plus il était cher puisque vendu au marché noir.
La conjonction de tous ces facteurs a fini par déséquilibrer les marchés et créer des pénuries factices contre lesquelles, aujourd’hui encore, on continue de se battre avec pugnacité.
Heureusement qu’en comparaison avec les années 80, les différents secteurs commencent à se stabiliser en épousant des normes enfin admises de tous.
«Pas de cigare, pas de beurre»
Dans les années 70, l’Algérie avait connu une grave pénurie de beurre. Suivra celle de l’Omo, unique détergent vendu à l’époque.
La première grande pénurie à avoir touché le pays, la pénurie historique, et qui devait prendre une tournure politique, est celle du beurre dans les années 70. A cette époque, le Président Boumediene n’avait qu’une seule idée en tête, remettre le pays au travail. Pour cela, il distribuera aux régions déshéritées des milliards de dinars pour leur permettre de se hisser au niveau des autres wilayas. C’est après avoir présidé son meeting à Saïda dans le cadre du programme spécial qu’il venait de lui accorder, qu’il lira sur la route le menant à l’aéroport d’Oran cette revendication qui en disait long sur la grogne populaire, sourde, mais bien réelle : «Pas de cigare, pas de beurre» Pourquoi le cigare ? Petit rappel. Le chef de l’Etat, qui était un homme sobre et bien soigné, avait en fait un péché mignon : les cigares de La Havane qu’il fumait avec volupté et qui seyaient parfaitement à son rang et à son statut de leader. Que reste-t-il aujourd’hui du défunt Boumediene dans l’imaginaire populaire, indépendamment de son aura, de son charisme et de son œuvre qu’il a consacrée exclusivement à son pays ? Sans aucun doute le souvenir de son burnous dont on disait qu’il protégeait la révolution et son éternel cigare. Voilà pourquoi des opposants téméraires avaient osé, ô sacrilège, écrire sur le bitume ce dazibao, considéré comme contre-révolutionnaire dans le contexte que traversait l’Algérie.
Une autre pénurie, celle des détergents, donnera du fil à retordre à bien des ménages. L’Omo, seul produit de lavage connu des Algériens à l’époque, finira par disparaître lui aussi. Du jour au lendemain sans crier gare. Il sera par la suite distribué au compte-gouttes et discrètement, dans les souks-el-fellah, à une clientèle triée sur le volet.
Il fallait montrer patte blanche ou arguer d’une position importante dans le parti unique pour s’en procurer. Ceux qui habitaient les zones frontalières n’avaient qu’une seule solution : s’approvisionner auprès des «cabistes» (vendeurs informels qui transportaient leurs produits dans un cabas) ou des trabendistes, au prix fort bien sûr. Et comme nous n’étions pas au bout de nos peines dans cette Algérie si paisiblement socialiste et où il était écrit qu’une pénurie en cacherait toujours une autre, un troisième casse-tête donnera des sueurs froides aux responsables de la logistique nationale : l’absence d’œufs sur les marchés.
Le secteur privé inexistant alors, les pouvoirs publics décident d’importer des œufs à coups de milliards de dollars de... Bulgarie. Ils arriveront par cargos à l’aéroport d’Alger. Un fellah dira, pour décrire une situation plus qu’alarmante : «Nos poules sont-elles devenues stériles par hasard ou sont-ce nos coqs qui ont été castrés ?»
«Tee time» pour les adeptes de café
Envolée n Nombreux sont les consommateurs qui ont été obligés de recourir au système D pour s’approvisionner en café qui avait subi une pénurie sans précédent.
Dans les années 80, le café avait littéralement disparu de nos rayons. Malgré toutes les explications fournies par les responsables du commerce, qui n’ont d’ailleurs convaincu personne, de nombreuses familles se sont mises à l’heure anglaise, celle de boire du thé à la place de la bonne tasse de café habituelle. Certains ont expliqué cette pénurie par l’envolée du prix du café sur les principales places du marché mondial, entre autres celui du Brésil et de la Côte-d’Ivoire. D’autres ont affirmé que la cause se trouvait dans le réajustement du prix par les torréfacteurs.
L’on se souvient que nos mères et grands-mères envoyaient, la mort dans l’âme, leurs petits-enfants au café maure du quartier pour remplir une thermo de café. Certains salons, imprévoyants, ont même vu leur activité et, par ricochet, leur chiffre d’affaires se réduire de moitié. Bref, des consommateurs, obligés de recourir au au système D pour s’approvisionner, ont été livrés durant presque un mois à la cupidité et au diktat des revendeurs.
Mais bien avant cette cassure dans un circuit de distribution qui a toujours manqué de vision et dont les failles sont systématiquement imputées aux spéculateurs étrangers, c’est la pomme de terre qui allait déserter nos tables.
Les féculents avaient pratiquement disparu des marchés. Et même dans les régions réputées grandes productrices, comme celles de Mascara et de Aïn Defla.
La révolution agraire n’était pour rien dans cette situation, quoique ses détracteurs, très zélés, aient affirmé le contraire. En fait, cette pénurie était due à un blocage au niveau de infrastructures de stockage, qui étaient à l’état embryonnaire, et à un manque de semences.
Ces explications d’ordre technique ne réussiront néanmoins pas à remplir la marmite, on s’en doute, des citoyens.
Ces derniers ont été finalement contraints, une fois de plus, de faire appel à leurs réseaux personnels d’autant que le féculent, et surtout la pomme de terre, fait partie des aliments de base des Algériens.
Cette culture de la pénurie s’est, depuis cette époque de «disette», tellement ancrée dans les esprits que plus personne ne s’est étonné de la voir atteindre tous les secteurs.
Les différents programmes économiques lancés sur le terrain, triennaux, quadriennaux ou sectoriels, ont provoqué une telle tension sur les matériaux de construction que de nombreux chantiers se sont arrêtés carrément d’où leur réévaluation. Si ce n’est pas le fer qui manquait, c’était le rond à béton qui était introuvable, sinon le gravier ou le sable.
C’est ainsi que des spéculateurs véreux ont réussi à amasser des fortunes colossales, profitant de l’anarchie et du commerce informel.
Le phénomène s’étendra et fera même des émules ! En effet, dans les administrations, on voyait des fonctionnaires malhonnêtes profiter de la raréfaction de certains documents pour se remplir les poches.
A titre d’exemple, des formulaires de chèques-secours, en rupture de stock dans de nombreux bureaux de poste, avaient été photocopiés et vendus au noir 10 DA pièce...
Oujda, ville préférée des Algériens !
Commerce n La ville d’Oujda a longtemps été prisée par les touristes algériens, non pas pour ses musées ou ses sites historiques, mais plutôt pour ses magasins bien approvisionnés.
La pénurie n’est pas le fait seulement des spéculateurs. Les trabendistes y contribuent dans une large mesure. Lorsqu’un produit demeure introuvable sur le marché, particulièrement lorsqu’il y a une forte demande, il est ou stocké quelque part, ou en libre circulation au niveau des frontières, et principalement à Oujda.
Il fut un temps où l’huile de table, produit à l’époque subventionné, manquait cruellement sur le marché algérien. Au même moment, cette denrée incontournable était exposée sur tous les rayons du Maroc oriental. Et puisque nous parlons du royaume chérifien, il n’est pas inutile d’ouvrir une parenthèse sur l’attrait des Algériens pour la ville d’Oujda. Bien avant la fermeture des frontières, des dizaines de milliers de touristes algériens de toutes les régions du pays s’y rendaient chaque année. Ces touristes étaient particuliers dans la mesure où ils ne se rendaient pas dans cette ville séculaire pour visiter ses musées, ses centres culturels ou son théâtre... mais pour dévaliser ses magasins et ses monoprix. Les Algériens à l’époque voyaient cette ville comme une véritable caverne d’Ali Baba où ils pouvaient faire toutes leurs courses. Pour pouvoir remplir leurs valises de souvenirs et leurs couffins de marchandises, ils n'hésitaient pas à brader au noir un dinar au plus bas de son cours.La plupart de ces Algériens commençaient par se ruer dans les pharmacies avec une liste aussi longue qu’un jour sans pain. Potions, lotions, shampooings, gélules anti-douleur en rupture de stock au pays, médicaments de confort qui ne figurent pas sur la nomenclature officielle... Tout est raflé, vendu et empaqueté. Les commerçants oujdis étaient heureux de voir arriver leurs voisins avec lesquels ils faisaient de bonnes affaires. Ils tenaient souvent à leurs clients, conditionnés par des pénuries qu’ils traînaient comme des casseroles, un langage mi-figue, mi-raisin, mais empreint de beaucoup de gentillesse.
Au Maroc, pas besoin de demander, à l’entrée d’un magasin, si tel ou tel produit est disponible. On passe commande directement, car il y a tout ce qu il faut et bien plus encore.
Un port à Adrar ?
La distorsion de notre système de distribution à l’origine de toutes sortes de pénuries possibles et imaginables dans notre pays a souvent donné lieu à des aberrations.
En effet, pour parer à ces pénuries, des quotas ont été imposés à chaque wilaya sous le prétexte d’instaurer un équilibre régional. Cependant, ces quotas étaient distribués sans tenir compte des besoins des populations locales... C’est ainsi que le souk-el-fellah d’Adrar a été contraint de commercialiser des moteurs Baudoin pour des barques de pêcheurs. Y aurait-il un port à Adrar dont nous ignorons l’existence ?
Source Infosoir Imaad Zoheir
Le Pèlerin