Une semaine dans la vie de Jaurès fin mars 1892
Dimanche 27 mars 1892 - Jaurès face à Guesde
A 4 heures, en attendant le début de la deuxième conférence , d'Albert de Mun, Jaurès lit dans La Dépêche le compte-rendu très ironique de la première qu'il a manquée la veille au soir: « Aucun contradicteur n'étant là pour répondre aux erreurs historiques et sociales de l'orateur catholique, son triomphe a été complet » La conférence commence et l'assistance, très bien-pensante, murmure chaque fois que l'orateur parle de « socialisme chrétien », Jaurès prend des notes, son article de mercredi est déjà presque écrit, il le conclura ainsi: « J'ose dire respectueusement à Monsieur de Mun que, par la doctrine sociale, il est beaucoup plus près de nous, qui l'écoutions en silence, que de la jeunesse catholique qui l'acclamait».
À 8 heures, Jaurès est au Pré Catelan, il s'assied à côté de Bedouce qui lui fait remarquer que les assistants sent majoritairement catholiques, attirés par la présence du père Gayraud, que l'on aperçoit là-bas au bout du premier rang. À 9 heures moins le quart, Guesde commence à parler, c'est la première fois que Jaurès l'entend, L'homme du Nord, avec son regard intense et sa barbe de prophète, détaille « le mal affreux qui torture la société actuelle » et qui ne peut être résolu que par « le collectivisme ». Une heure après, il laisse la parole au père Gayraud dont le discours sera nettement plus chahuté, surtout quand, l'un des assistants lui reprochant les autodafés de l'Inquisition (la veille, de Mun a eu l'imprudence de qualifier Simon de Montfort de « héros chrétien »), il s'écrie : « L'inquisition J'en connais deux inquisitions : celle qui faisait la guerre à la canaille et celle qui sévit aujourd'hui! »
Le mot « canaille » rend l'assistance incontrôlable et malgré les précisions de l'orateur (le mot « canaille» ne s'adresse pas à cette assemblée, composée, croit-il, « entièrement d'honnêtes gens »), la fin de son intervention se perd dans les cris. Des socialistes remarquent alors la présence de Jaurès et, flattés, lui demandent de monter à la tribune. Jaurès accepte, mais c'est pour dire qu'il ne pariera pas. On proteste, des catholiques insinuent qu'il a peur. Alors, « dans un élan de paroles superbes », il prend la défense de Guesde et demande qu'on le laisse répondre au dominicain. Ce qui est fait mais les interruptions continuent et la séance doit être levée tandis qu'un jeune anarchiste parisien, tenu à l'œil par un commissaire de police, demande en vain à exposer lui aussi ses théories...
À la sortie de cette réunion épique, Bedouce présente Jaurès à Guesde. Guesde a été frappé par les paroles de Jaurès à la tribune ; après un arrêt dans un café de la place du Capitale, Ê lié demande de l'accompagner à son hôtel où ils pourront parler plus tranquillement.
Les deux hommes parleront toute la nuit et le lendemain, avant de repartir pour une autre réunion dans une autre ville, Guesde dira seulement à Bedouce qui l'interrogeait : « Ce fut une bonne journée!»
Treize ans plus tard, Jaurès et Guesde, aussi différents qu'on peut l'être, réussiront malgré leurs divergences à créer un mouvement socialiste unifié, la SFIO. Ce jour-là, ils se seront sans doute souvenus de cette nuit de mars 1892 où ils avaient pour la première fois confronté leurs convictions.
À lire: «Jean Jaurès, citoyen adoptif de Toulouse», Maurice Andrieu, Privât 1987; « Quand Jaurès administrait Toulouse », Jean-Michel Ducomte, Privât 2009. (Voir aussi bibliographie en pages 28-29).
Fin
Source Toulouse.fr
Le Pèlerin