Algérie - Petite annonce pour grand pays
« Loue beau pays sans héritiers, deux étages, vue sur mer et sur sable. Voisinage calme sauf à l'extrême sud-ouest. Surface totale de plus de 2,5 millions de km². Surface habitable au nord avec balcon de 1200 km. Riches puits au sud, population domestiquée, situation agréable sur le continent. A une heure de vol de l'Europe. Jardins, salles de bain, cuisine, dépendance, pipeline et terrasse à El Mouradia. Possibilité de crédit bancaire et de sous déclaration fiscale avec commission pour les intermédiaires. Chinois et Français s'abstenir. Tél : 05071962». C'est une annonce typique imaginée par l'ancien chroniqueur du «Matin», journal mort alors qu'il était vivant, à la vue de ce que l'Indépendance a fait de la liberté. Car à bien regarder, ce pays, on ne sait pas quoi en faire sauf le mâcher et le recracher après en avoir avalé le suc et le sang. On n'en a pas les moyens. Ou la technique. Ni même la volonté. Nous l'avons arraché à la France et maintenant on ne sait pas en quelle terre le planter. D'ailleurs, la location de ce pays a déjà commencé. Par petits morceaux : à commencer par la chaussure chinoise ou l'autoroute Est-Ouest ou la gestion de l'eau. Il ne nous reste que la bouche, la langue, le drapeau et le complot.
Une loi des valeurs veut que lorsqu'on loue des populations de main-d'œuvre pour travailler à notre place, il n'y pas plus qu'un pas à faire pour penser louer ce pays pendant une période et en tirer l'usufruit de la décolonisation. Partout dans les villes et villages de ce pays cela est constatable : cette hideur des extensions des relogements et des affreuses architectures urbaines entre l'esthétique du socialisme et la philosophie du parpaing. Car ce pays nous ne savons pas le gérer et il faut donc le louer. Une tierce personne le résumera pour le chroniqueur : nous avons fait tellement de mal à ce pays en seulement cinquante ans d'indépendance, avec nos parpaings, nos routes, nos déboisements, nos murs, nos plans spéciaux et nos sachets et nos démographies, qu'avec cinquante ans d'indépendance de plus, il risque de disparaître simplement et nous laisser nus et sans adresse. Et qu'on n'aille pas ressortir l'argument d'une analyse dite antinationaliste.
Constater que les routes ont des trous et que les arbres sont déracinés comme des gaufrettes ou que les murs penchent ou que les trottoirs sont mal refaits à chaque éternuement, n'est pas une prise de position en faveur de l'œuvre positive de la colonisation, mais un simple constat optique. Cela n'a rien à voir avec la politique. Seulement avec les règles de base de la maçonnerie. Ce pays est en danger : ses arbres, ses trottoirs, ses monuments, son histoire nationale, ses animaux protégés, sa beauté, ses nappes phréatiques, ses carrières de sable, ses vieux qui se rappellent des origines, ses vieilles places publiques et ses bons écoliers. Tout cela est en danger immédiat et il faut soit louer ce pays pour le sauver, soit accepter son évaporation tricolore.
D'où la question de fond : pourquoi tout ceux qui ont dirigé ce pays lui en veulent-ils autant en paraissant l'aimer plus ? D'où vient que l'ont détruit ce pays avec autant de constance ? Réponse : de la médiocrité en logique de survie. Toujours selon la même discussion avec ce collègue, un constat fait avec l'âge : ceux qui dirigent ce pays ne lui font pas mal parce qu'ils ne savent pas, mais parce qu'ils le veulent bien. La raison ? S'ils laissent la place à des gens meilleurs, ils disparaîtront affamés et anonymes. Dans un pays sain, avec un drapeau vivant et une démocratie réelle, un bon cheptel de noms connus, entre ministres, président, généraux, cadres ou walis auraient pu à peine mériter quelques chèvres ou un poste de guichetiers nanisés. D'où leurs efforts à rendre ce pays pire pour qu'ils paraissent meilleurs.
ource Le Quotidien d’Oran Kamel Daoud
Le Pèlerin