Les intellectuels algériens et la crise de l’Etat indépendant
Avec l’effondrement de l’économie administrée, supposée à l’origine fournir une légitimité au pouvoir, l’élite francophone s’est trouvée doublement disqualifiée du fait qu’elle s’était longtemps identifiée au discours économique de l’État, lui apportant la caution scientifique. En effet, les économistes universitaires, dans leur majorité francophones, organisaient des colloques et écrivaient des articles et des thèses qui montraient le fondement scientifique de la « voie non capitaliste de développement, du socialisme, du système de prix administrés et des industries industrialisantes ». À l’inverse, l’élite arabophone, qui s’est désintéressée des problèmes sociaux du développement, ne se sent pas concernée par l’échec économique et recueille les fruits de son discours culturel. Cette position lui permet de glisser dans l’opposition et de se poser comme émanation idéologique de la société contre le pouvoir, accusé d’être détenu par des francophones appelés hizb frança (parti de la France). En schématisant, le francophone serait un intellectuel organique s’identifiant à l’État dont il voudrait qu’il soit l’instrument de la modernisation et des transformations sociales, et l’arabophone, s’appuyant sur le discours religieux, un dissident qui estime que cet État ne correspond ni dans la forme ni dans le fond au patrimoine culturel de la société dont il prétend être l’émanation politique.
Dans les années soixante et soixante-dix, l’intellectuel algérien croyait avec naïveté faire oeuvre utile en s’engageant dans la mission de transformation de la société à partir de l’État, conçu comme lieu d’élaboration de la planification et de la maîtrise du marché dont il fallait modifier les logiques pour qu’elles obéissent à la finalité du développement économique.
Ce faisant, il ne se posait pas de questions sur l’Etat, son contenu idéologico-politique, ses représentants et leurs visions, le fondement de son autorité, ou encore les mécanismes de légitimation, etc. Il était supposé servir la collectivité, et en premier lieu les plus démunis. La naïveté de l’intellectuel à cette époque est qu’il croyait qu’il suffisait qu’un slogan soit formulé par le dirigeant pour que la réalité suive, ne se rendant pas compte que la production du slogan participait d’une duplicité où le verbe seul devait être révolutionnaire. Les profondes aspirations de la population au changement, à la modernité, à la participation au champ de l’État... étaient neutralisées par le discours du chef charismatique dont la présence rendait inutile l’institutionnalisation du pouvoir.
La nation devait s’incarner dans le leader qui refusait que la société soit traversée par des conflits politiques, ce qui aurait supposé qu’il soit soutenu au mieux - par une majorité et non par l’unanimité. Le chef charismatique ne veut pas dépendre de sa majorité ; il cherche à parler au nom de tous, au nom de la collectivité unanime qui affirme son unité dans le Tout qu’il représente. Aussi, le conflit n’a pas sa place dans cet ordonnancement du système politique. Le conflit, en Algérie, ne pouvait opposer que des Algériens patriotes à des étrangers cherchant à détruire le pays ou à des traîtres qui en seraient les laquais et les relais internes. De là, toute velléité à émettre des doutes sur la politique gouvernementale, toute aspiration à contrôler les dirigeants, voire à les choisir, tout débat public où se seraient exprimées des divergences d’appréciations, d’idées... étaient considérés comme des tentatives de déstabilisation du projet de développement menées à partir de l’étranger. Certes, il y a eu quelques intellectuels qui, de l’extérieur, tentaient d’attirer l’attention sur le danger d’une telle perspective ; d’autres encore, mesurant le risque de contrarier le discours dominant, préféraient garder le silence, supportant l’amertume de l’exil intérieur pour échapper à l’anathème. Mais la majorité des intellectuels - principalement les universitaires francophones - ont cru à la magie du verbe qui fait que la réalité ne lui résiste pas, dès lors qu’il a été prononcé par le chef, ou couché sur les ordonnances sur lesquelles est apposée sa signature, les armoiries de l’État faisant foi.
Chez l’homme de la rue, la richesse est créée par la nature ou par Dieu qui en fixe généreusement la quantité afin que chacun puisse vivre dans la décence.
L’intellectuel algérien, principalement l’universitaire, s’est intéressé plus à l’État, plutôt à ses discours et à ses projets, qu’à la société. Les travaux dans les années soixante et soixante-dix, les thèses notamment, portaient sur la volonté des dirigeants plutôt que sur la société et les pratiques sociales. Il s’agissait non pas d’analyser la société existante mais de la remplacer par une nouvelle maîtrisant la modernité et dans laquelle le conflit laisserait place à l’harmonie entre les classes différenciées uniquement par une division fonctionnelle du travail, consolidant aussi la symbiose entre le peuple et son État.
Entre-temps, la croissance démographique s’amplifiait, la logique rentière prenait le pas sur celle du surproduit, la productivité du travail s’affaissait, le logement se raréfiait, la corruption se généralisait, l’irresponsabilité dans les entreprises d’État et dans l’administration s’installait, bref le lien social se délitait. À la mort de Boumédiène qui, par ses discours de chef charismatique, maintenait l’illusion de l’État démiurge, les intellectuels commençaient à avoir un autre regard sur la société, sur l’État et sur eux-mêmes, ayant le sentiment d’avoir été réveillés par une réalité qu’ils ne soupçonnaient pas, comme s’ils avaient été hypnotisés deux décennies durant. Les années quatre-vingt, c’était la critique du tiers-mondisme, du tout-État, de la planification et le retour des notions de vérité des prix, de société civile, de droits de l’homme, etc. C’était aussi les premiers maquis islamistes (en 1986-87) et les émeutes (1980: Tizi Ouzou, 1982: Oran, 1986 : Sétif, 1988: à l’échelle nationale). Cette fracture entre l’État et entre différents groupes sociaux à l’intérieur même de cette population, qui s’annonçait déjà dans les années quatre-vingt, les intellectuels ne l’ont pas vue, jusqu’à ce que la haine et le meurtre se répandent dans la Cité.
Ceci est une auto-critique collective et certains la jugeront sévère, mais le fait est là : l’universitaire était à ce point coupé de sa société qu’il ne percevait pas les tendances lourdes qui la « travaillaient », notamment l’islamisme, que nous qualifiions d’épiphénomène appartenant à la superstucture, et donc condammé à dépérir avec les représentations culturelles qui lui servaient de support. Il suffisait d’inaugurer des usines clefs-en-mains, payées par la rente pétrolière, pour que la nouvelle superstructure suive. Mais non seulement la superstucture nouvelle n’avait pas suivi, mais l’usine clefs-en-mains devenait bientôt un fardeau pour le budget de l’État, et allait contribuer, par l’inflation, à aggraver la conflictualité dans les rapports marchands. Tout comme le sociologue croyait en la magie du verbe, l’économiste croyait en celle du signe monétaire, confondant contenant et contenu. Pour satisfaire les besoins sociaux de la population, il suffisait d’émettre de la monnaie, non en fonction de la production mais en fonction de la demande.
Ailleurs, la richesse est créée ; en Algérie, elle est imprimée. Quelques années après, les lois de l’économie se sont vengées : marché noir, chômage, bidonvilles... Elles se sont vengées sur les plus démunis comme il fallait s’y attendre, mais elles ont aussi récompensé les nantis en augmentant leurs fortunes colossales, bâties sur la spéculation et la corruption.
Cette rupture avec l’environnement social allait fragiliser encore plus l’universitaire dont la production n’avait pas de public, et qui, par conséquent, allait dépendre encore plus du pouvoir d’État qui a fait de lui son allié, plutôt son thuriféraire. La dimension critique du travail universitaire se défoulait sur des mécanismes impersonnels - l’impérialisme, les rapports sociaux de production... - et autres notions désincarnées qui relèvent plus du nominalisme verbal que de l’analyse de faits sociaux rapportés à des situations concrètes où seraient impliqués des individus en chair et en os. Le système social apparaissait dans la production universitaire comme surdéterminé par des forces extérieures que seule la volonté collective pouvait contrarier, diluant la responsabilité des agents sociaux, présentés comme ayant une potentialité de rupture - ou de conservatisme - à partir de motivations politico-psychologiques : le patriote versus le traître, l’altruiste versus l’égoïste...
C’est ce hiatus entre l’objet imaginaire de l’universitaire et l’objet réel de recherche (la société et les pratiques sociales par lesquelles elle se reproduit) qui explique l’isolement de l’intellectuel dans la Cité, isolement aggravé par le fait qu’il n’existait pas dans le système du parti unique de sanction électorale ni de débat public qui l’auraient incité à s’autonomiser par rapport aux appareils d’Etat.
Dans ces conditions, est-il étonnant que la contestation soit venue des mosquées, portée par des imams-enseignants, dont le discours critique à l’endroit des dirigeants condamnait la corruption ?
Le petit peuple y a tout de suite adhéré parce qu’il se sentait concerné. La dégradation des conditions de vie était perçue comme la conséquence de la corruption. Chez l’homme de la rue, la richesse est créée par la nature ou par Dieu qui en fixe généreusement la quantité afin que chacun puisse vivre dans la décence. Or la corruption contrarie ce plan bienfaiteur et entraîne des désordres dans la répartition qui font que les uns s’enrichissent au détriment des autres.
Les imams-enseignants
L’élite arabophone s’est considérablement élargie à la faveur de l’arabisation de l’enseignement et de sa démocratisation. Composée en majorité d’enseignants, cette élite s’est rapprochée de la population dans les années quatre-vingt par l’animation de causeries religieuses dans les mosquées de quartiers. En dehors de ses heures de cours, l’enseignant fréquente la mosquée, dirige la prière du soir et souvent commente le Coran après cette prière, en faisant des références à l’actualité, interpellant la conscience des croyants et la responsabilité des dirigeants. Ces enseignants, imams volontaires, présentaient la particularité d’êtres jeunes (âgés entre 25 et 40 ans), n’avaient pas suivi la filière traditonnelle d’apprentissage du Coran, ne vivaient pas de la générosité des habitants du quartier [4], et étaient virulents dans leurs prêches dans une perspective subversive, Leur impact et leur autorité sur le milieu de leur quartier de résidence provenaient de la forme religieuse de leur discours et de son contenu agressif vis-à-vis du pouvoir et « de ses alliés occidentaux qui cherchaient, selon eux, à ébranler l’éthique islamiste à travers la libéralisation des moeurs, et notamment à travers l’émancipation de la femme ». Ce qui était donc nouveau, c’est que ces critiques morales étaient exprimées par de jeunes gens, alors que par le passé, elles l’étaient par des personnes âgées, soucieuses du respect de la tradition.
Ce même discours moralisateur des anciens oulémas est désormais proféré sur un ton menaçant, vigoureux et agressif, avec une finalité politique, et est porté par de jeunes hommes dont la profession est enseignant, médecin, ingénieur, technicien... : Ali Belhadj est professeur d’enseignement moyen, Abdelkader Hachani est technicien supérieur en hydrocarbures, d’autres encore qui n’avaient pas connu la célébrité au niveau national, mais qui étaient toutefois populaires dans leurs quartiers.
En dehors de leurs activités professionnelles, ils dirigeaient la prière du soir dans des mosquées de quartiers et animaient des causeries sur des thèmes sociaux (la femme, la justice, l’honnêteté du fonctionnaire...) dans un langage qui avait attiré à eux des foules nombreuses. Ils avaient bâti leur célébrité sur un discours agressif envers le pouvoir et basé sur la norme religieuse. Ils ont ensuite transcendé leur statut de clerc pour devenir des hommes politiques qui, à l’aide des foules qui les suivaient, cherchaient à conquérir le pouvoir d’État, afin, précisaient-ils, de le faire obéir à la morale.
L’imam occasionnel qui captait l’intérêt des croyants venus l’écouter le soir à la mosquée du quartier était un fonctionnaire, soit ousted (professeur) dans un lycée ou une université, soit hakim (médecin) dans un hôpital, soit encore mouhandess (technicien, ingénieur) dans une entreprise d’État. Il n’appartenait donc pas à une catégorie déclassée, ne tirait pas son revenu du secteur informel et ne vivait pas de la solidarité du quartier. Cet imam appartenait aux couches sociales privilégiées, possédait un logement, une voiture, disposait d’un traitement de fonctionnaire qui le mettait à l’abri du besoin. L’autorité que lui conférait la fonction d’imam était renforcée par le statut social qui l’identifiait aux cadres francophones dont la prétention, aux yeux des fidèles de la mosquée, est de monopoliser la modernité sociale.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, ces imams-enseignants étaient devenus des phénomènes de société. Invités aux funérailles et aux cérémonies religieuses des mariages, ils prêchaient la bonne parole, enregistrée sur des cassettes, réécoutée et commentée en famille.
Quand cette élite née de l’Indépendance s’est intéressée à la vie publique, au lien social, à l’Etat, elle est devenue un acteur politique que le pouvoir a sous-estimé au départ parce qu’il espérait la récupérer le moment venu.
Entrés en dissidence vers la fin des années 1980, les imams-enseignants se présentent comme des intellectuels contestataires, prêchant la parole divine, appelant à la solidarité et à la justice sociale, condamnant la corruption et la libéralisation des moeurs, dénonçant les atteintes à la religion.
Si l’on définit l’intellectuel comme un individu dont la parole portant sur des valeurs sociales a un écho auprès d’un public, ces imams - enseignants sont des intellectuels. Mais ils le sont dans une société où l’autonomie du politique ne s’est pas affirmée, où la religion ne s’est pas sécularisée, où l’individu ne s’est pas libéré de l’imaginaire communautaire qui l’emprisonne et qui lui refuse la liberté politique. Les imams intellectuels ont un public dans une société où l’opinion publique n’existe pas, si l’on entend par opinion publique cet acteur politique qui change les majorités parlementaires et les gouvernements régulièrement. Les imams intellectuels sont contestataires mais ne sont pas critiques, car la conscience critique des pratiques sociales est refoulée par l’idéologie religieuse dont ils sont porteurs.
C’est pourquoi ils ne critiquent pas les fondements du pouvoir à travers l’unicité du parti et la suprématie de l’armée dans les institutions. Ils contestent uniquement les hommes qui ont en charge ces institutions et se proposent de les remplacer. Ils ne critiquent pas non plus la société dans une perspective de modifier le lien social ; ils lui reprochent uniquement de s’être écartée de Dieu, et ils se proposent de l’en rapprocher. L’imam-enseignant est un intellectuel contestataire qui cherche à être un intellectuel organique du pouvoir pour lequel il milite.
Où en est l’Algérie aujourd’hui ? Les imams-enseignants ont-ils toujours le même impact après huit années de violence meurtrière ? Il semblerait que la dynamique sanglante a diminué l’impact du discours religieux dans la population et a renforcé dans des pans entiers de la population un désir de séparation de la religion de la politique. Mais l’héritage est lourd à assumer de part et d’autre. La méfiance, parfois la haine, marque le comportement des Algériens qui ont perdu, entre autres, les illusions unanimistes. Paradoxalement, l’Algérie est aujourd’hui plus mûre pour la construction d’un État qu’il y a trente ans, car l’État procède de la nécessité de réguler les divergences reconnues publiquement.
Et c’est aujourd’hui plus que jamais qu’elle a besoin d’intellectuels. Si cette fois-ci ils manquent le rendez-vous, Ils n’auront pas la circonstance atténuante des limites idéologiques du mouvement national
Source Le Quotidien d’Oran
Le Pèlerin