A l'initiative de la Norvège et animé par Eva Joly
Création d'un Réseau international d'enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la corruption
Ils appartiennent à une même confrérie, celle des gêneurs professionnels, quelques hommes et femmes n'ayant d'autre but que de traquer la corruption dans les moindres recoins, un peu partout dans le monde. Ils ont un point commun supplémentaire : ils sont membres d'un Réseau (Network en anglais) — une sorte de club des incorruptibles —, créé par l'ancienne juge franco-norvégienne Eva Joly, avec le soutien actif de la Norvège. Ils ne sont guère nombreux, une vingtaine, et se voient deux fois l'an, en toute discrétion.
En février, ils se sont donné rendez-vous en Zambie. Ils ont leurs héros à eux, les nouveaux martyrs de la lutte contre la corruption. Il y a d'abord Nuhu Ribadu, 48 ans, l'ancien responsable au Nigeria de la commission sur les crimes financiers, destitué, puis victime d'une tentative d'assassinat. Son seul tort est d'avoir poursuivi avec assiduité l'élite corrompue de son pays. Il y aura désormais Manuel Garrido, procureur argentin rigolard et impitoyable, patron pendant cinq ans de l'office d'enquêtes au sein de l'administration, qui a dû se résoudre, le 12 mars 2009, à une démission spectaculaire. Sa faute ? Avoir enquêté sur la corruption en Argentine, et plus particulièrement sur le financement de la campagne électorale de la présidente Cristina Kirchner. L'homme a le sang chaud, des principes, et son procureur général avait un peu trop tendance à bloquer ses investigations.
«Nous avons perdu le combat contre le pouvoir et la cupidité...»
Ces enquêteurs venus du monde entier, Bangladesh, Madagascar, Ethiopie, Grèce, Angleterre, Kenya, passent l'essentiel de leur temps à se raconter leurs mésaventures, leur confrontation avec le pouvoir. Des affaires se règlent sur un coin de table, on tente d'accélérer les procédures internationales d'entraide judiciaire. On parle d'argent sale, de circuits financiers occultes, de commissions illicites. Certains d'entre eux viennent pour la première fois. Ils se lèvent, se présentent, récitent leurs faits d'armes. Il faut être coopté pour entrer dans ce cénacle, où l'on n'accepte que les purs et durs de la lutte anticorruption. «C'est un combat que l'on ne peut pas gagner, nous avons perdu contre le pouvoir et la cupidité, mais cette lutte vaut la peine d'être menée», assure Eva Joly, qui sait de quoi elle parle, même si elle s'est refait une santé depuis l'affaire Elf, en France, qui l'avait laissée épuisée. «Elf aura été un symbole, pour nombre d'entre nous», confirme Richard Findl, un procureur allemand qui enquête sur l'affaire Siemens. Un symbole oui, mais pour quel progrès ? La corruption ne cesse de gagner du terrain dans les économies occidentales, gangrène les pays en voie de développement. Et partout le même constat : au prétexte de vouloir sauvegarder les intérêts de ses entreprises nationales, le pouvoir se protège. Les investigations sont freinées, voire stoppées. La Convention de l'OCDE, censée proscrire tout acte de corruption depuis 1997, est systématiquement contournée, via les paradis fiscaux, les comptes offshores. Fatalement, les enquêteurs anticorruption se retrouvent isolés, dans une position intenable, souvent dangereuse.
«On m’a tiré dessus, mais ma voiture était blindée, heureusement...»
Ainsi, Nuhu Ribadu aurait bien voulu poursuivre son œuvre au Nigeria. Il est têtu, persévérant. Sûr de ses compétences. En 2003, ce policier de haut rang dirige la commission contre les crimes économiques et financiers. Il s'en prend aux élites du pays. En quarante ans d'exploitation pétrolière, près de 320 milliards d'euros ont été volés ou gaspillés. «J'ai poursuivi tout le monde, raconte Nuhu Ribadu, la fille du président, le vice-président, les sénateurs, les gouverneurs. J'ai sorti 170 cas de corruption, portant sur plus de 4 milliards d'euros. Et puis un nouveau gouvernement est arrivé au pouvoir... » Et les ennuis ont commencé. En décembre 2007, il est «démissionné». On l'accuse d'avoir dissimulé des biens à Dubaï. «Ils ont tenté de salir mon image, mais ils n'avaient aucune preuve. Et, surtout, j'étais trop populaire.» Au pays, il devient une icône. Comment s'en débarrasser ? En 2008, il fait l'objet d'une tentative d'assassinat. «On m'a tiré dessus, en province, mais ma voiture était blindée, heureusement... » C'est là qu'intervient le Network made in Norvège, dont Nuhu Ribadu est l'un des membres. Officiellement, la Norvège ne s'est pas impliquée dans l'affaire. Mais c'est bien le gouvernement norvégien qui a exfiltré le Nigérian de son pays. Cela fait partie des garanties apportées par le Network.
«Je ne peux pas aller dans le privé, je retrouverai tous les corrompus sur lesquels j’ai enquêté...»
C'est aussi l'une des vertus de ce club très privé. Trouver un regard ami, un esprit complice. Manuel Garrido, le procureur argentin, va en avoir besoin, même si lui n'a pas été menacé physiquement. Le travail de sape fut plus insidieux. «Je vais probablement travailler dans une ONG, je ne peux pas aller dans le privé, je retrouverai tous les corrompus sur lesquels j'ai enquêté !» dit-il, de Buenos Aires. Manuel Garrido dirigeait depuis cinq ans le bureau d'enquête sur les délits financiers dans l'administration argentine. Un job en or : 70 enquêteurs, 60 investigations en cours, l'assurance constitutionnelle de ne pas être remercié au premier coup de tabac... Très vite, il expérimente les grands classiques de la profession : «Au début, on a essayé de me corrompre, j'étais furieux. Je me suis concentré sur l'essentiel : trouver les preuves.» Il s'acharne, ouvre des enquêtes, n'hésite pas à ferrailler avec le pouvoir. Il parvient à prouver que le gouvernement a trafiqué les chiffres de la pauvreté, pousse à la démission un ministre de l'Economie, un responsable de la banque centrale, le chef de l'armée. Au début, pas de souci. Même si les condamnations ne sont pas nombreuses. «L'impunité, avoue-t-il, c'est le vrai problème de l'Argentine...» Mais vient un moment, fatalement, où l'on frôle de trop près le pouvoir. Où l'on touche aux intérêts haut placés. «Ils nous ont créés, explique Manuel Garrido, mais le jour où j'ai commencé à enquêter sur eux, les ennuis ont débuté.» Eux, c'est le couple Kirchner. Nestor Kirchner, président argentin de 2003 à 2007, puis Cristina Kirchner, qui lui a succédé. Le frère du président est visé par une première enquête. Le procureur général argentin finit par s'irriter. Pour restreindre, au bout du compte, les pouvoirs d'enquête de son subordonné. M. Garrido tempête sur les plateaux de télévision, saisit le Parlement, mais rien n'y fait. Et, le 12 mars, il démissionne, las.
Scandaleuse immunité pénale pour le Premier ministre italien
Prenez le procureur Fabio de Pasquale, 51 ans. Lui vit en Italie, à Milan. Une des cibles des enquêtes de Fabio de Pasquale s'appelle Silvio Berlusconi, le Premier ministre italien. Il lui court après, le cerne, mais jamais ne le coince. Le procès contre M. Berlusconi a été suspendu en 2008, à la suite du vote d'une loi accordant au Premier ministre l'immunité pénale, le temps de son mandat ! Comme Yara Soto, âgée de 28 ans, quand elle à découvert ce qui allait devenir le plus gros scandale politico-financier du Costa Rica. «On ne pouvait imaginer les conséquences d'une telle tempête, se souvient-elle. On a découvert par hasard en 2004 que le président du bureau de sécurité sociale s'était fait construire une maison à 650 000 euros. C'est une somme, chez nous. L'argent venait d'une compagnie finlandaise, qui avait signé pour plus de 35 millions d'euros de contrats avec le gouvernement... » Deux ex-présidents costaricains avouent avoir perçu plusieurs centaines de milliers d'euros de commissions versés par Alcatel, firme française, en échange de l'attribution de marchés. Yara Soto a quitté le Costa Rica pour Genève, où elle est conseillère en matière de lutte contre la corruption. William J. Downer, membre du Réseau, aurait bien aimé profiter de ces ondes positives. Mais l'administration sud-africaine n'a pas permis qu'il se rende à la réunion du Réseau, le mois dernier, en Zambie. Pas question qu'il s'épanche. C'est que, le 22 avril, il y aura des élections générales en Afrique du Sud, et Jacob Zuma, le chef de file de l'ANC, part grand favori pour le poste de président de la République. Ce même Zuma sur lequel le procureur William J. Downer enquête avec obstination, en accumulant les preuves de sa corruption par le groupe d'armement français Thales. Bientôt, c'est probable, le Réseau devra lui venir en aide. Encore un incorruptible en péril.
Le début de quelque chose
Plusieurs pays africains sont représentés au sein de ce Réseau. Seuls, ils ne peuvent rien contre ce fléau, les volontés politiques sont rarement suivies d'effets, et les pays industrialisés continuent avec une belle allégresse de puiser dans les ressources naturelles de pays peu développés. «Les acteurs sont en Europe, l'argent est en Europe, estime le juge kényan Aaron Ringera. Ces corrupteurs viennent en Afrique compromettre nos dirigeants. Et l'argent de la corruption part ensuite en Europe, il faut que l'on rapatrie ces fonds frauduleux.» Certains plaident pour la création d'un organisme international chargé de traquer ces crimes financiers. «Il faut une cour internationale, déclare Maxwell Nkole, du «Groupe de travail» anticorruption zambien, les lois communes en vigueur n'ont aucun effet.» Ce Réseau international ne peut ni ne veut apporter de solutions définitives, et il n'y a pas de miracle à espérer de ce genre d'initiatives. Mais c'est déjà le début de quelque chose, et le combat vaut la peine d'être mené.
Source Le soir d’Algérie
Le Pèlerin