Hendaye – Cerbère à Vélo
La chaussée des fantômes
Épisode 3 sur 3
La nuit passe comme une descente de col
Le temps de réaliser, d'apprécier, de récupérer n'est pas arrivé pour autant : il faut déjà penser au lendemain, à tenter de faire sécher les vêtements, à obéir à l'horaire inflexible de l'hôtelière appelant à dîner. La nuit passe comme une descente de col, trop vite, et quand notre patrouille s'élance vers la Cerdagne, nous dormons encore sur nos guidons. De s coups de klaxon nous réveilleront : un cyclo montalbanais, en tenue de coureur mais au vélo rangé dans le coffre, qui tient à nous encourager. Nos grelottements, un temps réchauffés par cette marque de sympathie, reviennent dès l'attaque du col des Ares. Avec son maillot violine et son vélo de même couleur, de marque Mercier, Robert Cazala s'est envolé, loin devant nous. En bas, frais comme un junior, alors qu'il a fêté ses 70 ans l'hiver dernier, l'ancien maillot jaune du Tour 1959 racontera l'opiniâtreté dont il dut faire preuve pour que ses parents, si modestes agriculteurs, lui achètent son premier vélo.
On répare les petits bobos
Quelques kilomètres plus loin, au bout du premier raidillon du Portet d'Aspet, l'émotion s'emparera de lui devant le bouquet de fleurs et la plaque de marbre scellée dans le mur où Fabio Casartelli fracassa sa vie, en 1995. Quand on a appartenu au peloton des coursiers du Tour, chacun de ses membres, petits jeunes d'aujourd'hui comme fantômes d'hier, sont vos frères. À jamais. Le mauvais temps n'a pas desserré son étreinte de la veille : la pluie et le froid nous forment une escorte, menée par un autre Jean-Pierre, fraîchement retraité, qui a sacrifié son amour du vélo à nos besoins d'intendance.
Pluie et froid forment notre caravane
Et les cols défilent : Ares, Burret, Portet d'Aspet, Port. Au sommet du dernier, une auberge comme on n'osait pas en rêver : le feu de bois crépite, une soupe fume sur la table du pique-nique improvisé par nos épouses accompagnatrices, avec la bénédiction d'aubergistes que nous ne remercierons jamais assez. Mais les maillots n'ont pas eu le temps de sécher que, déjà, nous plongeons vers Tarascon-sur-Ariège et sa N 20.
J'avais prévu de profiter de l'interminable montée du col de Puymorens (28 km) pour écouter Robert Cazala raconter la fameuse étape du Tour 64, durant laquelle Jacques Anquetil avait chassé derrière Raymond Poulidor, au lendemain d'un méchoui mal digéré. Mais ce ne sont pas les fantômes de Maître Jacques et de Poupou qui m'escortent, hélas : à leur place a surgi le fantôme de l'homme au marteau, croqué jadis par le dessinateur Pellos, dans Miroir Sprint. Oubliée, l'impression de pédaler dans l'huile du premier jour. Effacée, la fierté d'avoir enchaîné les grands cols pyrénéens sans (trop) souffrir. D'un seul coup, toute force m'abandonne, bien que, moi, je n'ai pas mangé de méchoui. Des paysages grandioses traversés, je ne vois rien d'autre que la peinture blanche de la ligne discontinue matérialisant la chaussée, cette ligne blanche, et la roue du copain devant. Car deux ou trois m'ont attendu : bons Samaritains, comme la veille pour Jean- Pierre qui traîne une tendinite au talon d'Achille, Patrice et Jo se sacrifient pour moi. Sur mon compteur, je ne regarde plus la vitesse, ni la fréquence cardiaque, mais le nombre de kilomètres jusqu'au terme du calvaire. Un glacial vent arrière nous y pousse enfin. Le thermomètre peine à dépasser les 3 degrés et la descente, régal pour mes copains, n'est qu'un martyre de plus pour mon corps transi et épuisé. Au bout de 219 kilomètres et de 11 h 17 de route, oser pied à terre devant l'hôtel à Enveitg n'est même pas un soulagement, tant chaque muscle souffre, tremble, se demande ce qui lui arrive, alors qu'il devrait goûter à une paisible préretraite.
Les pleurs le disputent à la transpiration
Une nuit blanche plus tard et il faut remonter sur la machine qu'on a presque jetée dans un coin, la veille, sans même la laver. Le soleil qui pointe ne réchauffe pas le cœur : il ne parvient même pas à faire fondre la gelée matinale. C'est pourtant le dernier matin. Antoine vomit son riz au lait dans les premiers lacets du col dressé à la sortie de Bourg-Madame. Jean-Pierre semble moins souffrir. Au commencement, il y avait l'océan et enfin voici la Méditerranée, 741 kilomètres et plus de 36 heures de vélo plus loin. Nous avions prévu d'arriver sur la plage de Cerbère, mais dès la vision de la pancarte indiquant la ville, nous avons stoppé et sommes tombés dans les bras les uns des autres. Les pleurs le disputent à la transpiration sur nos joues creusées. Sur quoi pleure-t-on ? Entre océan et Méditerranée, à travers bois et cols, sous le soleil et dans la pluie, rôdent des fantômes à vélo qui attendent, au coin de la chaussée, les prochains pèlerins à deux roues.
Ouf ! Dernière étape avant l'arrivée
L'aventure déjà finie, certains se disent peut-être qu'à la revivre un jour, ce sera seul, en un voyage intérieur comme celui menant à Saint-Jacques-de-Compostelle ? Pleurs de joie après la réussite ? Pleurs en songeant à Denis, Aurélien, Emma, Marion ou Margaux, rencontrés à l'hôpital des enfants de Toulouse, peu avant le départ, et pour qui nous avons recueilli plus de 3 000 € pour les aider à guérir ?
Mes frères de raid sont cinq : notre capitaine de route, Robert Mata, la soixantaine gaillarde, ancien demi de mêlée de rugby tarbais, qui pensait ne jamais effectuer cette course, quinze ans après un contretemps qu'il crut fatal ; Antoine Courade, quinquagénaire de la vallée de Labassère, qui épate tout le monde, en hissant ses 94 kilos d'ancien pilier au sommet de chaque col ; le benjamin, Patrice Vignes, pas encore trente ans, Jean-Pierre Moliner, gendre de l'ex-pro Raymond Batan ; enfin Jo Cazajous, initié au vélo par son "pays", Robert Poulot.
741 KILOMÈTRES, PLUS DE 36 HEURES DE VÉLO, DE SOUFFRANCE ET DE BONHEUR
Source : Pyrénées ; texte relayé par :
Le Pèlerin